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Critique - Hélène Cixous, eve a naissance

L'auteure raconte la dernière année de la vie de sa mère, ancienne sage-femme, entre effroi du corps défait et jubilation d’une langue libérée.

C’est le livre qui n’aurait jamais dû arriver et celui qui doit arriver, nécessairement : celui de la mort de la mère d’Hélène Cixous, mort longtemps différée par l’écriture. Chacun ou presque des derniers récits de Cixous,

Hyperrêve, maintenait en quelque sorte à bout de texte Eve en vie, cette Eve née Klein en 1910, épouse Cixous, sage-femme de son état. On la voyait non pas décliner mais se poétiser, s’évaporer peut-être, buée déposée à l’intérieur de la page.

Homère est morte… est le récit d'une année d'agonie, c'est-à-dire de lutte. Ce qui frappe sans doute, c'est qu'écrit dans l'énergie de cet affrontement avec la mort, le livre ne raconte aucun deuil, aucun pleur d'après. Seulement la vie. Cixous transforme le mourir en vitalité : ceux qui ont connu comme elle le décès d'un proche au plus près, non pas par intermittence à l'hôpital, laissant l'aimé à d'autres, mais chez soi, instant après instant, l'amenuisement de la vie (mais toujours la vie, à la fin) jusqu'à l'impossible frontière, «au coin d'un temps sans minute», reconnaîtront de quoi l'on parle.

«On est en reportage extrême», annonce Cixous. Sa mère est installée sous son toit, plus que jamais elle note toutes leurs conversations, la poésie involontaire du grand âge ou sa science invisible : «H. entre. E. - Ah ! La grande patronne. H. - Je viens reprendre mon souffle (j'écris depuis 5 heures du matin). E. - T'as raison. J'en ai besoin, de ton souffle. Déjà que moi je souffle du dernier trou. H. - C'est quoi le dernier trou ? E. - Je sais pas. Le dernier trou, on ne le connaît pas tant qu'on ne l'a pas eu.»

Peut-être même Cixous n'a-t-elle jamais été aussi drôle, à force d'horreur, ne cachant rien des escarres, du sang et des cris, de l'ordinaire de l'impotence. «Limédicalisé coïncide avec son immobilité intérieure : elle ne bouge plus. Comme si elle avait avalé la structure inébranlable du métal. […] Mode d'emploi : on ouvre la cage en baissant les barreaux pour administrer les soins ou les repas. On referme.» Nul dolorisme de la chair corrompue, c'est au contraire une scène de fou rire avec l'infirmière quand l'une et l'autre tentent de colmater les sanies maternelles : «Je nage dans le caca de maman, c'est la vie.»

Le signe de la vie même, en effet, celui de la naissance, puisque le livre est placé sous les auspices des cahiers de cours de la mère (en partie reproduits en photos) et intitulés Accouchement sans douleur. Dès lors, le texte de Homère est morte… se fait charnel d'une façon inouïe, au sens de la «chair de ma chair», décrivant les étreintes impossibles de la fille devenue mère et de la mère retombée enfant (dont plus une parcelle de peau ne reste sans plaie), les baisers dans le «trou» qu'est devenu la bouche de la mère, un peu comme Montaigne avait le «corps cousu dans sa chair» de La Boétie. Plus loin, elle dira être «greffée de [sa] mère morte». Comment donner la mort en ce qu'elle est, tout de même, vie ?

«Çamfaitpeur». Hélène Cixous est folle, c'est avéré, puisqu'elle est écrivain. Folle d'amour, en particulier. Peut-être hallucine-t-elle les conversations avec sa mère («Je ne sais plus dans quelle langue j'entends la langue de maman qui fuit en me jetant des dits sibyllins : "Auoir ! Totard ! Ien !"»), sans doute la voit-elle plus vive qu'elle n'est. Un jour, elle entend une phrase «volée sur le répondeur de l'infirmière» : «Mme Cixous n'a pas l'air de se rendre compte de l'état de sa mère.» Mais si, peste le lecteur, au contraire, madame Cixous rend l'état de sa mère par des contes, madame Cixous est Shéhérazade, elle repousse indéfiniment la mort par des histoires, elle peut même renverser le temps, comme dans cette anecdote de l'anniversaire des cent deux ans, quand la kiné demande son âge à Eve : «E. - Quarante. Hélène, quel âge j'aurai ? Je suis très vieille. H. - Tu veux savoir le vrai ? E. - Oui. H. - Cent deux. E. - C'est beaucoup. C'est pas bien. A boire ! A boire !» Puis le soir, «Cent deux ans c'est trop. Çamfaitpeur. H. - Tu peux avoir moins. Personne ne saura.» Aussi quand un voisin demande l'âge d'Eve, elle répond cette fois «quatre-vingts.» Le voisin en avoue quatre-vingt-quatre. Déploration d'Eve : «C'est beaucoup. Pauvre petit vieux.» Portrait d'Eve telle qu'en elle-même l'espièglerie la ressuscite.

Intenable. Mais la plupart du temps, c'est une plainte continue, jusqu'au silence de la dernière année : «Aidemoua.» Cixous en remplit une page de ces «aidemoua aidemoua», pour faire imaginer l'intenable, cet appel sans réponse possible : «Je veux garder la douleur de ne pas avoir su comment aider Eve le moins mal possible, dis-je à ma fille. Le mot aider est devant moi comme le cri orphelin, le nom secret du secours et elle ne m'aidait pas à le traduire.»

En accélérant et décélérant autour de la mort, il y a heureusement les enfants et les amis pour aider l'auteur. Dont Ariane Mnouchkine, qui décide de débarrasser la chambre de la défunte et prend ainsi la place à poigne de la mère : elle fait ce qu'Eve aurait fait. Ce qui est l'occasion de rire encore : «Tu m'as donné quelque chose d'unique, dis-je, tu as mis un regard tranchant dans mes yeux embués. - Qu'est-ce que tu as mangé ? dit Ariane. - Je ne veux pas ce que je veux, dis-je. Non, ce n'est pas ça. Je veux ce que je ne veux pas. - Mange une bonne viande saignante. Et du foie gras. Honore le travail de tous ces petits producteurs qui se battent avec amour. Et aussi des huîtres.»

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