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Hélène Cixous, ou la fiction du rêver vrai

Retour au numéro: Hélène Cixous, ou la fiction du rêver vrai Ginette Michaud

Jacques Derrida l’avait bien annoncé dans H. C. pour la vie, c’est à dire… (Galilée, 1998), prédisant l’im-possible que l’œuvre d’Hélène Cixous n’aurait de cesse de poursuivre, la puissance de son écriture ayant toujours été celle d’une contestation de toutes les catégories, « en particulier celle de la fiction » soulignait-il : « Bien que tous ces textes soient transis de fictions, et de fictions à la puissance n, le fictionnel ne domine pas, en dernière instance, pas plus que rien n’y domine, qu’on l’appelle le narratif, le romanesque, le théâtral, l’autobiographique. Sa poétique traverse tout cela à la fois et autre chose. Son hyper­réalisme fictionnel pose à la classification des modes et des genres le plus redoutable, le plus inouï et le plus intéressant des problèmes. »

L’œuvre de Cixous pour laquelle Derrida a voulu réinventer, ressourcer les vieux mots de « puissance » et de « génie » (Genèses, généalogies, genres et le génie, Galilée, 2003), a de fait connu une croissance extraordinaire depuis cette dernière décennie — plus de vingt livres en dix ans, sans parler de plusieurs textes parus en anglais et en espagnol, de l’important travail accompli avec Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, ni des très nombreux textes accompagnant des artistes1 —, confirmant l’inépuisable énergie de l’écrivain qui tient pour une part essentielle à son indéfectible croyance dans la grandeur de la littérature, dans quelque chose de cette étrange chose appelée littérature et qui est, pour le dire d’un mot, l’événement de la lettre « qui fait venir, advenir, arriver ».

Et c’est bien ce qui arrive avec chaque livre singulier de Cixous, comme le montrent l’efflorescence, l’affluence de ces dix ans, si l’on veut en rester à cette coupe qui ne fait pas du tout bonne mesure dans ce cas. Cixous n’aura en effet cessé de s’avancer sur le fil de cette limite expérilleuse « entre la littérature et son autre, la fiction, le possible, le réel et l’impossible » comme le dit Derrida, comme c’est tout particulièrement l’évidence dans les récits que nous retenons ici, où la question du deuil et du rêve, si uniquement présente dans toute cette œuvre — voir, entre autres, Rêve je te dis (Galilée, 2003) et Hyperrêve (Galilée, 2006) —, trouve son acte de foi, si j’ose cette expression, le plus vibrant dans Philippines et Ève s’évade, récits où Cixous tente, aux côtés de Freud, de Proust et de George du Maurier, la « rêvasion » la plus délicate à réussir.

Rêve, retour et revenir (Tombe), retrouvailles et renaissance d’entre les morts, revenance, on dirait mieux : rêvenance. Si Cixous écrit tant au rêve, au double sens de cette adresse, c’est parce que, bien sûr, il est l’envers même de la vie (son « en vers » tout aussi bien : l’ouverture du signifiant vers quelque chose, qui ou quoi, qui ne fait pas encore, ou pas déjà sens, qui garde encore toute sa chance à un interdit ou à un entredire inouï ou inné, car le rêve abrite ce commencement toujours à venir, à revenir) ; c’est aussi parce que le rêve — et avec lui, la télépathie, la pensée, l’affect, tout ce qui se transmet à toute vitesse et passe la forme visible et même les mots — reste le lieu, indélogeable mais inlocalisable, où la séparation du vivant et du mort peut être (re)traversée. C’est aussi que le rêve, l’écriture du rêve et le rêve d’écriture, tient au plus vivant, au sur-vivant, car le rêve est, comme l’écrit Derrida dans Fichus (Galilée, 2002), « l’élément le plus accueillant au deuil, à la hantise, à la spectralité de tous les esprits et au retour des revenants ».C’est, enfin, parce que le rêve tient d’une manière toute particulière au mot, au vœu du mot — vœu, un vieux mot, Wunsch, désir, tout ce qui est dans ces fictions repensé dans toute sa force, avant tout vouloir, tout pouvoir, tout savoir —, vœu de vie qui se réalise enfin effectivement, mais tout autrement encore, en laissant pour seule preuve la trace ténue d’un mot soufflé, un sourire ou un secret à peine dit entre les lignes : immatérialité pourtant si réelle, hyperréelle…

Dans l’entretien qu’elle nous accordait en avril 2009, Cixous rouvre pour nous l’amande jumelle de Philippines, livre auquel Sarah-Anaïs Crevier Goulet consacre une lecture qui entretisse ses fils les plus précieux. Elsa Laflamme se penche pour sa part sur la réapparition de Tombe, quelque trente-cinq ans plus tard, et sur les effets de revenance que ce livre induit par la lecture rétrospective anticipée, à contretemps, qu’il met en œuvre. Et je me tourne de mon côté vers le dernier récit, Ève s’évade, qui poursuit, dans le sillage de Si près (Galilée, 2007) et de Ciguë (Galilée, 2008), la réflexion, la méditation interminable plutôt, autour de la question du travail de deuil, dont ce livre, en tournant autour du motif si cruel de la « veille de la mort prématurée », offre une version aussi émouvante qu’inoubliable de tendresse. 

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